J’aimerais vous parler aujourd’hui d’un des romans qui m’a le plus touchée de cette année 2020 : Là d’où je viens a disparu, de Guillaume Poix. Pour vous mettre dans le bain, voici le résumé de l’éditeur :

«Ça fait deux ans que je ne l’ai pas revu. Sept cent vingt-trois jours pour être précise. Il y a un mois, j’ai reçu une lettre de lui en provenance des États-Unis. Il m’indiquait qu’il avait fui notre pays et qu’il travaillait dans une entreprise de bâtiment. Il allait bien, il écrirait de temps en temps, il me souhaitait du calme maintenant qu’on ne se reverrait plus.
J’ai brûlé la lettre et j’ai regardé mon fils aîné partir en fumée.»

Inspiré de faits réels, ce roman choral explore des rêves d’exil, accomplis ou à jamais manqués. D’un continent à l’autre, des familles dispersées affrontent la même incertitude : que transmet-on à ses enfants qu’aucune frontière ne peut effacer ?

Ma critique

Difficile d’écrire une critique sur ce roman qui donne la parole aux exilés : à ceux qui ont réussi à atteindre une terre d’accueil et à ceux qui sont morts avant ou pendant leur traversée, mais aussi à ceux pour qui l’exil n’est plus possible : les trop vieux, trop faibles, ceux qui ont des proches sur qui veiller et qui subiraient des représailles, ceux qui ont dû commettre des crimes sous peine d’être tués à leur tour et qui seraient immédiatement retrouvés et assassinés s’ils posaient un pied de l’autre côté de la frontière…

Là d’où je viens a disparu est un roman poignant qui ne tombe pas dans le pathos ; c’est un roman violent qui réussit à mêler les rêves des exilés et leur quotidien de misère, famine, esclavage et angoisses. Se cacher pour fuir, mentir, recevoir des coups, courir beaucoup, manger très peu, et une fois arrivé : demander des papiers, attendre, attendre encore, se cacher encore, vivre une existence clandestine, mentir aux proches restés là-bas et leur faire croire qu’on n’aura pas fait tout ça « pour rien ».

« Je trouve indécent d’exister encore, d’éprouver de la faim ou du désir, je suis dégoûté par la vie qui continue de couler en moi comme le fleuve continue là-bas de charrier d’autres corps coupables d’espérer. »

Le Salvador, la Somalie, la France, les Etats-Unis…

Inspiré de faits réels, on suit différents personnages au Salvador, en Somalie, en France et aux Etats-Unis dans leur quête d’un monde meilleur. Ce roman choral étant organisé chronologiquement, chaque personnage a la parole tour à tour et on suit ces différents exodes, petites gouttes d’eau face à la mer de toutes les personnes exilées : en 2020, une personne est déplacée de force toutes les deux secondes à la suite d’un conflit ou d’une persécution.

« On croit qu’on sauvera ses enfants, la vérité c’est qu’on ne peut rien. Ils s’envolent aux bourrasques de vent, les enfants, même les plus légères, les plus insignifiantes, celles qu’on n’a pas vues se lever, celles qu’on a trouvé apaisantes sans pressentir le danger qu’elles portaient ; ils glissent sur les sols détrempés par la pluie, les enfants, ils se brisent les os dans la chute, ils se jettent des toits, accrochent des nœuds coulants à leur cou, s’ébattent dans l’eau qui les emporte, ils s’élancent dans leur vie comme on se laisse tomber sur un lit, ils gardent le sourire alors qu’on les dévaste, ils vous font confiance, ils vous croient – croient qu’avec vous ils ne risquent rien. Et voilà qu’ils gisent dans vos bras. Ce n’est pas l’amour qui sauve, Angie. L’amour ne sauve rien. »

Petite fille somalienne

C’est un roman profondément politique qui nomme l’innommable et donne un nom, un visage, une histoire à ceux et celles qu’on mettra à l’écart de nos sociétés dans des camps, ou qu’on laissera périr en mer ou entassés dans des camions. Il aborde également la question de la responsabilité des non-exilés qui jouent chacun un rôle, conscient ou non : celles et ceux qui s’engagent dans des associations pour aider ou héberger des réfugié-es, celles et ceux qui baissent la tête et ne font rien, pensant que ça n’est pas de leur ressort, et celles et ceux qui, au contraire, vont tout faire pour empêcher les réfugiés de traverser la frontière et d’arriver chez eux.

Les femmes réfugiées

J’ai aimé que Guillaume Poix s’intéresse également aux femmes réfugiées, souvent oubliées par les médias – sauf quand il est question de rappeler leur absence, pour raviver la peur des lecteurs. J’ai pu découvrir dans ce roman la poétesse somalie Warsan Shire (née au Kenya et ayant vécu au Royaume-Uni), autrice du poème « Home » dont voici quelques mots :

« no one leaves home unless
home is the mouth of a shark »

Pour finir, Là d’où je viens a disparu est non seulement un excellent roman par le fond mais également par la forme : j’ai beaucoup aimé les longues phrases ponctuées de virgules qui nous font dévorer le roman encore plus vite, le style très fluide, la poésie/les chansons/les extraits d’émission intercalés au récit mais aussi un vrai sens du romanesque avec du suspens et retournements de situation inattendus, dus à une narration malicieuse qui omet certaines informations ! De plus, le fait que ce roman soit dur, émouvant, mais ni gore ni angoissant le rend tout à fait adapté pour un public large, personnes sensibles ou adolescent-es qui chercheraient un roman profondément humain pour expliquer la détresse des réfugiés.

Je souhaitais vous partager le poème Home de Warsan Shire (une traduction française approximative est disponible ici) :


Home


no one leaves home unless
home is the mouth of a shark
you only run for the border
when you see the whole city running as well

your neighbors running faster than you
breath bloody in their throats
the boy you went to school with
who kissed you dizzy behind the old tin factory
is holding a gun bigger than his body
you only leave home
when home won’t let you stay.

no one leaves home unless home chases you
fire under feet
hot blood in your belly
it’s not something you ever thought of doing
until the blade burnt threats into
your neck
and even then you carried the anthem under
your breath
only tearing up your passport in an airport toilet
sobbing as each mouthful of paper
made it clear that you wouldn’t be going back.

you have to understand,
that no one puts their children in a boat
unless the water is safer than the land
no one burns their palms
under trains
beneath carriages
no one spends days and nights in the stomach of a truck
feeding on newspaper unless the miles travelled
means something more than journey.
no one crawls under fences
no one wants to be beaten
pitied

no one chooses refugee camps
or strip searches where your
body is left aching
or prison,
because prison is safer
than a city of fire
and one prison guard
in the night
is better than a truckload
of men who look like your father
no one could take it
no one could stomach it
no one skin would be tough enough

the
go home blacks
refugees
dirty immigrants
asylum seekers
sucking our country dry
niggers with their hands out
they smell strange
savage
messed up their country and now they want
to mess ours up
how do the words
the dirty looks
roll off your backs
maybe because the blow is softer
than a limb torn off

or the words are more tender
than fourteen men between
your legs
or the insults are easier
to swallow
than rubble
than bone
than your child body
in pieces.
i want to go home,
but home is the mouth of a shark
home is the barrel of the gun
and no one would leave home
unless home chased you to the shore
unless home told you
to quicken your legs
leave your clothes behind
crawl through the desert
wade through the oceans
drown
save
be hunger
beg
forget pride
your survival is more important

no one leaves home until home is a sweaty voice in your ear
saying-
leave,
run away from me now
i dont know what i’ve become
but i know that anywhere
is safer than here

***

Merci de m’avoir lue. J’espère que ce billet vous aura donné envie de découvrir Guillaume Poix et Warsan Shire !

Sources des images :
La jaquette de Là où je viens a disparu de Guillaume Poix : Cultura
Les autres images sont libres de droits